JEANNE se sentait plantée dans l’île comme une écharde dans un fruit. L’île était une pomme, bien ronde et étanche dans sa peau. Jeanne, lancée en avant par sa volonté de retrouver l’introuvable, s’était enfoncée dans la chair du fruit. Mais c’était elle, le projectile, qui était blessée. Elle se défendait contre la douleur avec des tranquillisants qu’elle avait obtenus de Roland dès le matin du deuxième jour. Mais elle ne pouvait se défendre contre sa propre indifférence à l’égard de tout ce qui l’entourait. Ni les habitants, ni les mœurs, ni les expériences de l’île ne l’intéressaient.

Quand elle avait aimé Roland elle avait découvert la joie extraordinaire dont elle ne soupçonnait même pas la possibilité auparavant, de voir, entendre, découvrir, savourer tout, à deux. Ce qu’on nomme une joie « partagée » par un homme et une femme qui s’aiment est en réalité une joie multipliée. Ils la trouvent aussi bien dans le parfum de la première fraise de l’année que dans un voyage à Bali ou l’achat de deux tickets de métro. Parce qu’ils regardent ensemble, avec amour, les apparences du banal, ses portes s’ouvrent devant eux, découvrant en chaque lieu la splendeur.

Les portes s’étaient refermées autour de Jeanne le soir du feu de Villejuif. Pendant dix-sept ans elle avait parcouru le monde sans le voir, ne vivant que dans l’espoir qu’elle allait enfin retrouver Roland et que tout recommencerait.

Dans la minute où elle l’avait retrouvé, l’espoir était mort. Devenu différent, pour n’avoir pas changé, Roland était désormais pour elle la présence de l’impossible.

Elle aurait voulu ne plus le voir, mais c’était lui qui s’approchait d’elle avec, derrière son assurance, une sorte de demande dans les yeux, comme une inquiétude naissante et une soif. Et quand il ne venait pas, elle ne pouvait s’empêcher d’aller vers lui et de se déchirer à son image, comme une mère ravive sans cesse sa souffrance à regarder la photo de son enfant mort, qui le représente et le représentera toujours dans sa jeunesse intacte. S’il était vivant, comme il aurait changé…

Chaque jour, le moment où elle le revoyait était aussi atroce. Il était tellement tel qu’elle l’avait aimé, tel qu’elle l’avait gardé dans la mémoire de son cœur, de son esprit et de sa chair, que le temps écoulé et toutes les épreuves traversées disparaissaient tout à coup, la lèvre du présent recollait à celle du passé, il n’y avait plus de plaie, hier était maintenant. Elle éprouvait une envie fantastique de se jeter dans ses bras, de se serrer contre lui, de pleurer et de rire, de l’embrasser, d’oublier ce qu’elle était devenue tandis qu’il restait le même, de croire à l’incroyable, au rêve, au cinéma à l’envers.

Mais elle était une femme lucide. Elle se regardait dans son miroir avant de sortir de sa chambre. Et quand elle retrouvait Roland elle voyait en surimpression sur lui sa propre image encadrée par les bords rectangulaires du miroir incapable de refléter autre chose que la vérité.

Et pour se donner du courage elle se murmurait les mots qu’il lui disait jadis, les mots idiots et merveilleux de l’amour qui, appliqués à l’aujourd’hui, devenaient terribles : « ma rose, ma fleur sucrée, mon nuage, mon jardin, la plus belle, tu es la plus belle… » Alors elle ricanait, et ça allait mieux…

Et jour après jour, semaine après semaine, avec l’aide des petites pilules, elle s’habituait à passer des heures en sa compagnie puis à le quitter, à le retrouver et à le quitter de nouveau, comme un frère, un ami, un amant de rêve, un Tarzan dont une petite fille est amoureuse, un vieux camarade avec qui on a traversé le désert et les jardins de Babylone. Ils se comprenaient parfaitement, ils comprenaient parfaitement en même temps les mêmes choses, ils avaient gardé les mêmes goûts, et les mêmes jugements, mais il n’existait plus entre eux la moindre intimité. Car l’intimité est charnelle.

Jeanne avait cherché à s’occuper, à s’intégrer à une des équipes qui, dans toutes les directions de la connaissance, poussaient des recherches inédites. Mais rien ne l’intéressait. Ce monde, dont la préoccupation première, l’originalité et la fonction était de vivre interminablement, lui était étranger. La vie pour elle, n’avait plus d’intérêt. Ce qui, au contraire, lui apportait un peu de calme, c’était de constater qu’elle restait réfractaire au JL3. Elle avait en vain, les premières nuits, attendu les signes de la contagion, les flamboiements du rouge dans l’obscurité. Rien ne s’était produit, et elle commençait à se faire à l’espérance que rien ne se produirait et qu’elle allait continuer de vieillir. L’âge qui l’avait meurtrie allait, chaque jour un peu, éteindre les flammes de ses regrets, émousser les lames de ses douleurs. Tandis que Roland continuerait de rester jeune, elle continuerait doucement de vieillir, et s’éloignerait ainsi de lui insensiblement, comme un vaisseau qui gagne l’horizon sur une mer de plus en plus sereine, jusqu’au dernier regard où il disparaît, dans la paix. Mais elle savait que c’était une possibilité fragile et qu’à tout instant le virus pouvait l’envahir et immobiliser son voyage.

Naturellement, les biologistes et les médecins de l’île avaient cherché, dès les premiers jours, sous la direction de Bahanba, un antidote au JL3.

En utilisant le virus et son contraire – si on trouvait celui-ci – l’humanité pourrait, peut-être, utiliser l’immortalité au lieu de la subir.

Mais les travaux d’Hamblain, de Galdos, de Ramsay, de Roland, de leurs collègues russes et chinois n’avaient donné aucun résultat. Le JL3, qui avait vaincu le cancer jusqu’à lui indomptable, et fait reculer la mort, se montrait à son tour rétif à toute tentative de dressage ou d’asservissement. Un vaccin mis au point par Galdos, le C41, avait suscité quelques espoirs. Il retardait de six mois la contagion chez les rats. Mais il n’avait aucun effet sur le singe. Il permettait la naissance d’un commencement d’épi chez le maïs. Mais les grains restaient gros comme du poivre et ne mûrissaient pas. Le riz et le blé demeuraient totalement indifférents au traitement et continuaient à ne donner que des fleurs. Un plant de tomate avait produit des fruits sans discontinuer pendant vingt-six mois, puis arrosé de JL3, s’était remis à la fleur. Trois vieux chiens et trois vieux chats importés d’Europe avaient été traités au C41 dès leur arrivée. Malgré ce vaccin, les chats avaient subi la contagion dans les délais habituels. Mais les chiens avaient bien réagi, c’est-à-dire qu’ils avaient continué de vieillir comme tous les vieux chiens du monde, et des injections directes de sang contaminé n’avaient pas arrêté leur décrépitude. La femelle était morte d’une tumeur de la mamelle après l’avoir traînée à terre pendant des mois, le mâle cocker d’un arrêt du cœur et le caniche d’une pneumonie.

Quel serait l’effet du C41 sur l’homme ? Rien, dans l’expérimentation sur les animaux et les plantes ne permettait de le présumer. Il fallait passer à l’expérimentation directe. Mais quand arrivait un nouveau venu, vierge de JL3, qui aurait osé lui proposer de servir de cobaye, et de risquer ainsi sa chance d’immortalité ?

Quand Jeanne apprit par Roland l’existence du C41 et son effet sur les chiens, elle demanda à être vaccinée.

Le Grand Secret
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